Mais avant, c’était avant. En 2011, Gérard Besson passe la main et le restaurant prend le nom de Kei. Le lieu fait peau neuve, la patine fauve de décennies de gibiers et de truffes fait place à un blanc pur et nacré. Le nouveau propriétaire, Kei Kobayashi, est originaire de Nagano. Paris fait connaissance avec son visage paisible et sa coiffure pétard orangé. Il mettra un peu de temps à trouver son point d’équilibre. Au bout d’un moment, il faut voir les choses en face : Kei succédant à Gérard Besson n’est pas tant la victoire inéluctable de la modernité qu’une véritable continuité. Kei, sans renier son style, met celui-ci au service d’un hommage à son prédécesseur, auprès de qui il a travaillé quelque temps avant de prendre les commandes. Curieusement, plus le talent de Kei grandit et se manifeste, plus cette filiation apparaît clairement.
À Nagano, où il travaillait dans un restaurant de cuisine française, la viande était déjà sa grande passion. « Si c’est la viande qui t’intéresse, il faut aller en France », lui dit son chef. Kei va donc en France sans un sou en poche, vit d’une baguette par semaine, écrit et démarche dans toutes les directions. Il finit par entrer chez Gilles Goujon, à Fontjoncouse (alors une étoile au Michelin). Le second de cuisine veut le mettre au poisson, mais Kei ne rêve que de viande et ne lâche pas facilement le morceau. Puisque c’est comme ça, se dit-il, je ferai de la pâtisserie. Étape suivante en Alsace, chez Michel Husser, à l’hôtel-restaurant du Cerf, à Marienheim, où Kei donne enfin libre cours à sa préférence en découpant des chevreuils des forêts vosgiennes à la douzaine et en passant ses jours de congé en stage chez un boucher local renommé. On le retrouve ensuite à Paris, sept ans au Plaza-Athénée, avant sa rencontre avec Gérard Besson.
Kei, c’est d’abord une des plus belles salles à manger de gastro parisien. Un grand rideau blanc ajouré tamise la lumière du jour, donnant à l’espace un aspect diaphane sous le lustre de cristal.
Tous les codes du restaurant gastronomique sont là, mais sans aucun poids, raideur ou ennui. Il n’y a qu’un sentiment de bien-être et de confort. Pas de solennité, pas d’afféterie, juste du charme. La marque de la sincérité.
Un glaçon de shiso pourpre, umeshu et goutte de saké, fraîcheur et élégance, ouvre d’une note vive le menu dégustation.
Il est suivi de gougères croquantes, d’une gourmandise insolente, pleines à craquer d’une crème au gorgonzola et d’une crème au parmesan. Il me semble qu’elles sont légèrement poudrées de cacao. C’est sublime, on en ferait tout un repas. J’ai une amie qui parle d’orgasme à chaque fois qu’elle mange quelque chose de bon. Je pense irrésistiblement à elle.
L’huître Ostra Regal (huître sauvage irlandaise, élevée quatre ans par des Bretons) en tartare au bœuf de Galice, accompagnée d’un jus d’herbes, ne fait pas baisser le niveau. Kei a eu la bonne idée d’employer une huître grasse et laiteuse, évitant ainsi au mélange bœuf-huître le côté visqueux qu’il présente trop souvent. Là aussi, on en prendrait bien une autre. Voire deux.
On continue avec une salade mélangée (Kei est un grand mélangeur de légumes) qui dissimule au fond du bol un morceau de saumon sauvage fumé, puis avec un filet de rouget au chorizo et au poireau délicatement croûté de miso et accompagné d’une réduction de vin rouge.
Pour déguster ensuite ces grosses langoustines fumées au foin, juteuses, croquantes, parfaites, servies avec un sauté de champignons et une sauce homardine.
Voici la pièce maîtresse du déjeuner. On n’a pas fini de parler de cet oreiller de la belle Aurore façon Kei, qui témoigne de son talent pour les gibiers, les viandes et la pâte. Ce classique lyonnais, ordinairement servi froid (mais pas cette fois), contient seize morceaux de viande et de gibier marinés : entre autres perdreau, lièvre, foie gras, lard de Colonnata. La farce est enrobée d’une fine pâte à pâté, puis d’une délicieuse pâte feuilletée. Double miracle : enfin un pâté chaud où l’on a autant de plaisir à manger le feuilletage que les viandes, et chaque morceau différent est à son point de cuisson optimal. Comment fait Kei ? Je ne sais pas.
Le pâté est découpé en salle et servi avec une fine sauce champagne. Que dire ? Si l’on piquait sur un plan de Paris des marqueurs correspondant à ses meilleurs plats, l’oreiller de Kei aurait le sien.
Après cela, on apprécie une mousse de chèvre frais, gelée de cidre, huile d’olive de Sicile et poivre du Viêt-nam, et cette très jolie tarte Tatin déstructurée — oh, si peu ! —, fondante et caramélisée juste ce qu’il faut, accompagnée d’une allumette feuilletée.
La force culinaire de Paris tient à la diversité des genres qui la constituent. L’un des plus intéressants me semble être le petit gastro indépendant, dont Kei est une parfaite illustration avec sa cuisine française gourmande, élégante et fluide. À chaque visite, son talent brille davantage. Kei est un grand, il grandira encore. Et peu de restaurants à Paris sont aussi parisiens que le sien.
Merci à Chihiro Masui pour le complément d’information. Soit dit en passant, Chihiro est l’auteur d’un superbe livre sur Kei, illustré par les photographies de Richard Haughton (éditions du Chêne). Comme ça, vous en apprendrez encore davantage sur ce chef.
Restaurant Kei – 5, rue Coq-Héron, Paris Ier. Tél. 01 42 33 14 74. Métro Louvre. Ouvert du mardi au samedi de 12 h 30 à 13 h 30 (sauf jeudi) et de 19 h 45 à 21 heures. Si vous voulez y réveillonner, sachez que le restaurant est fermé les 24 et 25 décembre et du 28 décembre au 4 janvier 2015 inclus, et ouvert les 26 et 27 décembre. Menu déjeuner 52€, menu dégustation 96€, menu prestige (caviar et bœuf) 148€.
À la petite cuillère
Texte et photos : Sophie Brissaud