On ne nous avait pas raconté grand-chose en nous y envoyant. « Vous verrez, c’est très beau, c’est sur une île ! » (vu le nom, on s’en serait douté). Je pense que c’est à dessein. Il fallait découvrir ce lieu extraordinaire sans idée préconçue. Il fallait recevoir, comme on dit, une grande claque dans la figure.
Le moulin se tient dans un site calme et idyllique, lové sur son île au milieu du Nohain, au cœur d’un très beau village. On n’entend que le murmure de l’eau, les cancanements des canards, les froufroutements du plumage des cygnes (ces animaux ont l’air de passer leur vie à faire leur toilette) et, en toile de fond, le claquement répétitif, étouffé, des machines.
Quand nous avons téléphoné pour nous annoncer, on nous a fait comprendre avec bonne humeur que nous pouvions venir quand nous voulions. Alentour, on fait tout pour signifier au public que le moulin est accessible.
Pendant que je fouille dans mon sac photo, debout devant une porte vitrée à demi opacifiée par l’huile et la poussière de noix, un visage d’homme aux vifs yeux bleus apparaît et m’adresse un grand sourire. Si ce n’est pas une invitation à entrer, ça y ressemble.
Aucun guichet d’entrée, aucun rituel de passage, aucun cérémonial, aucune difficulté. Quelques pas et nous sommes au cœur de l’action. Les machines ronronnent, la roue écrase, les foyers chauffent. Les hommes travaillent. Personne ne fait attention à nous. Personne ne nous demande la moindre précaution, et nous ne dérangeons personne. Je comprends soudain le sens de l’expression « entrer comme dans un moulin ». Le moulin, de tout temps, a été fait pour qu’on y entre, pour qu’on y fasse moudre ses produits. Il est à la disposition de tous. Un moulin est un lieu public, ouvert.
Celui-ci, où l’on presse la noix et la noisette, est l’un des tout derniers moulins artisanaux à huile de graines oléagineuses encore en activité. Il ne doit pas en rester plus de quatre ou cinq dans toute la France. Il fut construit il y a un siècle et demi, et ses machines, qui ont l’âge du bâtiment, sont activées par une turbine hydraulique installée sur la rivière Nohain.
Les lourdes presses de fonte et les rouages du moulin sont en pleine activité. Cela fait plus de cent cinquante ans qu’ils tournent et l’on sent qu’ils pourraient tourner encore longtemps. Un tel ensemble n’a pas de prix : c’est de l’histoire au travail, c’est aussi l’histoire du goût, de la saveur française qui se révèle éternellement jeune. Nous sommes émerveillés, transis de respect et d’admiration. Sans oublier l’odeur sublime qui s’élève de cette fabrique : un parfum de noix évidemment, riche, beurré, toasté…
Les noix, décortiquées à la main, attendent d’être moulues.
Le roulage dure entre quinze et vingt minutes.
La pâte obtenue est déshydratée au feu de bois dans des chaudrons. La chauffe, modérée — pas plus de 70, 80 °C —, a aussi pour effet de séparer l’huile de la masse.
Il est temps de passer à la presse. La pâte de noix est soigneusement enveloppée dans d’épaisses toiles.
Le sachet est placé dans la cuve de la presse, et le tampon de métal descend lentement, exerçant une pression de 200 kg au mètre carré.
Assez vite, l’huile tiède apparaît, pure et dorée.
Canalisée par une rigole, elle aboutit, toute mousseuse, dans un seau à travers une passoire. « Vous pouvez goûter ! » me dit le presseur de noix. Je plonge le doigt dans l’or liquide : révélation. Ce lait tiède tété au pis de la presse est meilleur que le meilleur de tous les gâteaux. Il est chaleureux, sublime, addictif. Cette huile fine, fluide, claire, peu visqueuse, n’a rien à voir avec les versions épaisses et caramélisées que l’on trouve parfois dans le commerce. C’est dû à la qualité du produit de base, et à sa légère cuisson, sans torréfaction.
Résidu du pressage, le tourteau ressemble à une dalle de ciment mal fichue. Qu’il soit de noix ou de noisette, il sera donné en nourriture aux animaux domestiques ou pulvérisé et tamisé pour obtenir de la farine de noix ou de noisette, dont on peut faire des pâtisseries et d’autres mets nourrissants. Le moulin de Donzy commercialise également ces farines.
Comment résister à une nouvelle dégustation avant de repartir ? Impossible de prendre congé sans se munir de quelques bidons de cette huile fabuleuse.
Huilerie du Moulin de l’Île – 14, rue de l’Éminence, 58220 Donzy. Tél. : 03 86 39 31 48. Visite du lundi au vendredi de 9 heures à midi et de 14 heures à 17 heures. Le samedi de 10 heures à midi. Possibilité de vente à distance en envoyant un e-mail à huilerie.moulin@yahoo.fr (tous les renseignements sont sur le site).
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud