Sol et sens : Emmanuel Perrodin à Château Quintus

Château Quintus, grand cru classé de Saint-Émilion et propriété de Domaine Clarence Dillon, a convié le 26 septembre quelques journalistes à déguster une expérience inédite autour des vins du domaine et d’une gastronomie inspirée, celle du chef itinérant Emmanuel Perrodin. Food & Sens y était pour savourer ces instants à la petite cuillère.

Premier tableau : le paysage radieux du Saint-Émilionnais, une des Toscanes de la France, qui en compte au moins deux (l’autre, c’est le Gaillacois).

Temps estival anticyclonique idéal à la vigne. En ce moment, on vendange les merlots.

Château Quintus n’est pas le nom historique de ce domaine, qui s’appela longtemps Château Tertre-Daugay. Cinquième cru acquis par Domaine Clarence Dillon, il fut rebaptisé Quintus en hommage à la coutume gallo-romaine qui consistait à nommer Quintus le cinquième enfant d’une famille. Situées à l’extrémité sud-ouest du plateau de Saint-Émilion, ses vignes rayonnent majestueusement du sommet du tertre, qui offre un point de vue sans égal. Le sol est principalement composé de strates de calcaire sur toutes les pentes orientées sud. Au nord, l’argilo-calcaire domine. L’encépagement se compose de 66 % de merlot, 26 % de cabernet franc et de 8 % de cabernet sauvignon. Le dragon-de-quintus est le deuxième vin, et depuis 2014 le domaine produit aussi un saint-émilion « maison ».

Quelques canapés de foie de lotte, allusion marine au foie gras, inaugurent ce dîner d’accords spirituels autant que gustatifs.

Emmanuel Perrodin, Jurassien replanté à Marseille, chef intranquille, surnommé « Wikipédia » par l’autre chef marseillais Lionel Lévy, n’a pas de restaurant mais se dédie à des événements artistiques où il révèle les liens entre cuisine, œuvre artistique et pensée. C’est la première fois que ce Comtois du Sud travaille sur un vin de Bordeaux, deux mondes qui ne sont jamais encore entrés en collision. Je savoure ce moment rare. C’est comme deux pierres qui vont se heurter et produire une étincelle.

Emmanuel a travaillé en archéologue, armé de références historiques. Dans un jeu de miroirs aux nombreuses facettes, il est allé chercher le vin dans son sol, dans son passé, dans son biotope. À chaque fois, le sombre nectar au toucher palatal et velouté, à la matière tannique dense et riche, a inspiré le cuisinier dans un style tenant du baroque et du paysan gascon. Chaque plat me rappelle une nature morte ancienne : huîtres, pâtés ornés de feuilles de vigne, oiseaux de chasse, corbeilles de fruits, carafes cristallines prêtes à verser. Emmanuel s’est emparé de thèmes bordelais — cèpe, lamproie, marc de raisin, petit gibier à plume en feuille de vigne —, les intégrant à son menu de façon oblique, poétique et narquoise. La dominante chromatique du menu est précisément incluse entre brun et beige en passant par le pourpre ; elle fait écho au vin mais aussi à Titien et à Caravage.

On reproche parfois à la cuisine gastronomique de ne pas assez évoquer le lieu où elle est préparée. Tel gastro normand qui sert du beurre breton. Tel menu dégustation qui pourrait être servi aussi bien à Lille, à Paris, à Londres ou à Tokyo. Emmanuel prend exactement le contrepied de cette tare moderne de la cuisine que sont la standardisation et le hors-sol : il enfonce le plat dans son terroir à grands coups de cuillère à pot, il l’hyperlocalise, l’attache comme une chèvre à un piquet, l’enracine dans sa culture et dans son histoire. On pourrait, arrivé en parachute les yeux bandés, goûter ces plats et s’exclamer : « On est en Bordelais. »

Le menu, imprimé à l’envers et lisible dans un miroir, fait penser à un jeu vénitien.

Suspendue en l’air, non — posée sur un bloc de glace, présentation chère à Emmanuel : huître nourrie à la betterave, kefta, vinaigrette Apicius. Servie avec un dragon-de-quintus 2014. L’allusion évidente est celle de l’huître-saucisse chère à la côte aquitaine et charentaise.

Poutargue d’œuf farcie de lamproie, lait fermenté au poireau. Ce clin d’œil complètement barré à la lamproie à la bordelaise n’est pas — comment dire ? — facile à photographier, mais qu’est-ce que c’est bon !

Autre référence bordelaise : le cèpe, caviar d’aubergine à l’encre de seiche, poivre des oiseaux. Avec Château-quintus 2011.

Le merlu, farci au marc de raisin — oui, avec les pépins et tout —, exhale une savoureuse odeur de fermentation. Il est servi avec un sublime blanc la-clarté-de-haut-brion 2012 qui rejoint de façon inattendue la sécheresse alcoolique apportée par le marc.

Le menu, qui rit de se voir si beau en ce miroir, annonce une grive en feuille de vigne, mais c’est beaucoup mieux que ça qui arrive : bécasse en feuille de vigne, figue, pissenlit, semoule d’orge. Avec château-quintus 2012.

Après un petit soufflé à la poire, sorbet à la quetsche, nous allons tous faire un gros dodo. Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Le lendemain, lors du pique-nique organisé sur le tertre de Quintus, à l’ombre du grand dragon de bronze (non photographié), nous découvrons un plat fabuleux que nous a préparé Emmanuel : bœuf mariné, homard et guacamole. Ce mets condense des siècles d’histoire : banquets romains, festins médiévaux, repas de contes de fées, soupers rossiniens, évocation sauvage et culottée de la gastronomie du temps où l’important n’était pas de trouver la zone de l’assiette où poser le petit pois et relâcher enfin la pince à épiler.

Merci à Domaine Clarence Dillon, Sabrina Ubiñana, Anne Etorre, Emmanuel Perrodin, ainsi qu’à Jean-Philippe Delmas et François Capdemourlin (ci-dessus en plein travail), qui ont été les plus charmants des hôtes.

À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud

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