Chaozhou : à l’origine du phò – ‘À la petite cuillère’ en Chine

 Il faut un peu de culot, je l’admets, pour faire un post sur une adresse en Chine. Mais ‘À la petite cuillère’ voyage souvent, et les restaurants de Paris, après tout, ne sont pas non plus accessibles à tout le monde. Le jour où je conseillerai un restau à Sète, ce sera dur pour les lecteurs de Roubaix. J’exagère un peu, mais tel est l’esprit de cette rubrique : une excellente adresse est toujours bonne à prendre, où qu’elle se trouve. Cette question réglée, j’en profite pour frapper encore plus fort que la dernière fois, puisque je ne connais ni l’adresse ni le nom de ce restaurant. Je peux juste vous dire qu’il est à Chaozhou, en Chaoshan, région située à l’est du Guangdong, et que l’enseigne se lit à peu près ainsi : (Nom du patron) + soupe de nouilles avec tout ce qui peut se manger dans le bœuf. Vous avez ma permission pour montrer l’inscription ci-dessous à votre chauffeur de taxi ou de vélo-pousse : soyez tranquille, il connaît.

Bois sculpté de Chaozhou : des crabes dans une nasse.

Parenthèse culturelle importante pour ce qui va suivre : le Chaoshan est le lieu d’origine d’une vaste diaspora implantée à Singapour, en Malaisie, à Hong Kong, au Cambodge, en Thaïlande et au Viêt-nam, sans oublier la Californie et la France. Cette communauté est appelée Teochew ou Chiu Chow, noms diasporiques de la ville de Chaozhou. Celle-ci est célèbre pour sa musique, son opéra, sa délicate sculpture sur bois, ses merveilleux thés oolong Fenghuang dancong et sa gastronomie originale, usant d’herbes et de condiments que l’on n’associe pas ordinairement à la Chine (fenouil, basilic, menthe, galanga, citronnelle, sauce de poisson…). Les fruits de mer et la viande de bœuf y sont à l’honneur. Difficile de résumer en quelques phrases une tradition culinaire d’une telle richesse ; ce qu’il faut en retenir, c’est que l’élément teochew dans les cuisines de la diaspora chinoise ne doit jamais être sous-estimé. Allons manger un bol de soupe et vous comprendrez mieux.

Si manger une soupe de nouilles au petit déjeuner est trop borderline pour vous, essayez au moins d’arriver tôt. Passé 11 heures, les files d’attente n’en finissent plus et les affamés débarquent par autocars entiers. Les habitués savourent, le nez dans leur bol. Quelque chose me dit que ça va être grand.

Il n’y a donc qu’un plat et la prise de commande se résume au choix des nouilles (non, vous pouvez chercher, il n’y a pas de contrepèterie). Nouilles de riz fines, nouilles de blé, nouilles de riz larges. Des pousses de soja vert (haricot mung) et un grand plat de bœuf cru tranché en fines lamelles. Ça, c’est la mise en place. Petite impression de déjà-vu ? Attendez la suite.

La cuisine s’organise autour d’une grande marmite de bouillon de bœuf chauffée à blanc, de deux passoires de fil métallique (araignées) et d’une louche.

Avec la première araignée, on cuit les nouilles rapidement dans le bouillon, puis on les égoutte et on les débarrasse dans un bol. Le feu sous la marmite est si fort qu’il est impossible de s’en approcher. Les cuisiniers doivent être naturellement ignifugés, sinon je n’y comprends rien.

La seconde araignée sert à agiter le bœuf cru trois secondes dans le bouillon, pas plus. Le cuistot le dépose sur les nouilles, ajoute lamelles de tripes (les quatre estomacs s’il vous plaît), bœuf cuit, langue bouillie, peau, tendon et boulettes de bœuf, ainsi qu’une grosse poignée de pousses de soja. Ça vous rappelle quelque chose, non ? Parce qu’à moi, oui.

Il ne reste plus qu’à ajouter les condiments. L’opération n’a pas pris plus de trente secondes.

Les bols arrivent enfin sur notre table, garnis de céleri chinois, de ciboule et de galanga râpé dont les parfums se mêlent à la bonne odeur de bœuf. Une coupelle de condiment char sha et une autre de sauce pimentée accompagnent l’ensemble. On a faim, on se brûle la gueule malgré les 31 degrés ambiants. Les gens de Chaozhou mangent très chaud et boivent leur thé bouillant. Pour faire le thé, ils saisissent à mains nues la porcelaine brûlante. Après examen, je crois que c’est parce qu’ils ont toujours faim et toujours envie de boire du thé. Comme ils ne peuvent pas attendre, ils sont devenus insensibles à la chaleur.

Huang, notre hôte, est bien de Chaozhou : il se plie en quatre pour que ses invités soient bien nourris. Plusieurs fois il prendra dans son bol, avec ses baguettes, des lamelles de langue de bœuf pour les déposer dans le mien. La langue, c’est le morceau du roi et il le sait. Plus tard, à Feng Huang, il me demandera, en plein dîner : « Plus tard dans la soirée, tu voudras dîner de nouveau ? » J’ai souvent été régalée dans ma vie, mais celle-là, on ne me l’avait pas encore faite.

Je crois qu’il est temps de dire les choses. Prenez un ph vietnamien, retirez le quartier de citron, les piments frais et la touffe d’herbes, et vous avez la même formule. Je fais part de mes réflexions à Jing. « Les gens de Chaozhou disent que le phở vient de là », répond-elle sobrement. En effet, il n’est pas difficile d’imaginer le rôle qu’ont pu jouer les Teochew dans l’apparition de cette soupe en Viêt-nam du Nord à la fin du XIXe siècle (le même que celui qu’ils ont joué ailleurs en Asie du Sud-Est). C’est le bœuf cru qui m’a convaincue. Pourtant, sur Internet, tous les sites consultés attribuent au plat une origine purement indigène, concédant des influences chinoises (très allusives et jamais définies) et surtout françaises : la viande de bœuf, disent-ils, n’aurait rien d’asiatique, mais son usage dans le ph devrait tout au pot-au-feu des colons français. Permettez moi de douter de ce dernier point, car il faudrait que les Français n’aient eu qu’une chose en tête en arrivant dans ce pays tropical : faire du pot-au-feu comme des forcenés. Un peu comme s’ils avaient cédé à une furie de cassoulet en s’installant en Afrique occidentale. Ensuite, ça n’explique ni la viande crue, ni les tripes, ni les tendons, ni les boulettes, ni les nouilles de riz, ni rien en fait. Enfin, pour nier le caractère asiatique de la viande de bœuf, il faut n’avoir jamais vu le Chaoshan et ses troupeaux de vaches et de veaux couleur chocolat paissant dans les prés et les rizières. Ça fait des siècles qu’on mange du bovidé dans ces parages. Ce que je veux bien admettre, c’est que l’appétit des colons français d’Indochine pour la viande rouge ait contribué au développement de la boucherie, et donc de cette soupe, devenue plat national du Viêt-nam une fois adaptée et sublimée par le génie local et déclinée en versions différentes du Nord au Sud. Mais le fait qu’aucune des sources ne mentionne ne fût-ce que l’éventualité d’une origine teochew (alors que les Teochew, eux, n’ont aucun doute à ce sujet) rend cette historiographie d’autant plus suspecte qu’elle est souvent assortie de l’argument « personne ne connaît au juste l’origine du phở » qui sent bien la noyade de poisson.

Les gens du Chaoshan ne sont pas adeptes de la gloriole. Ils aiment bien vivre, bien travailler, et surtout manger ; s’intéressent aux plantes, aux fleurs et aux arbres, font les meilleurs thés oolong, sont champions absolus en nouilles, connaissent leur histoire et ont suffisamment contribué à enrichir la cuisine mondiale pour ne pas se vanter de faits imaginaires. Je leur fais donc confiance quand ils revendiquent la paternité du ph, que celle-ci soit documentée ou non. La réécriture de l’histoire, même en cuisine, ne m’étonne pas, ni les idées vagues que l’on grave peu à peu dans le marbre. (Sur ce dernier point, je pense à certains cuisiniers français qui, dans les années 50, paraissent avoir fabriqué de toutes pièces l’identité coloniale du plat).

À quelques pas se trouve une échoppe dont la charmante patronne vend des bo-bia (rouleaux de printemps frits) et un très joli dessert dont Jing n’a pas réussi à me traduire le nom. « C’est bizarre, dit-elle. Il y a riz gluant et canards, mais ça ne contient pas de canard. » De gros dumplings luisants et moelleux fourrés à la pâte de soja sont pochés dans l’eau frémissante et servis dans un sirop léger de sucre candi en mode huit trésors (champignon blanc, champignon noir, œuf de caille, noix de gingko, datte rouge, graine de lotus, patate douce et longan séché). C’est bon, bienfaisant et rafraîchissant, parfait pour la longue route torride qui nous mènera ensuite vers Fenghuang.

Jing demande tout de même des éclaircissements : « Le nom ? lui répond la dame. C’est parce que les dumplings ressemblent à des petits canards quand ils nagent en rond dans la marmite. Et ils ont même une petite excroissance pointue qui rappelle la queue des canards. » Ah oui, vu comme ça, évidemment.

– À la petite cuillère –
Texte et photos : Sophie Brissaud.

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