Philippe, créateur et organisateur du concours, ne me prévient que la veille par téléphone et m’expose brièvement les règles du jeu. « Un truc pareil, ça ne se refuse pas », telle est ma réponse. Et dans mon for intérieur : « Ça, c’est bien une idée à Philippe : complètement loufoque et hors limites, mais parfaitement rationnelle et collant au sujet. » C’est bien ainsi que, durant des années, il nous a embarqués dans la merveilleuse aventure du Concours international de la photo culinaire à Oloron-Sainte-Marie, où j’étais également membre du jury et dont tous les participants se souviennent avec émotion. Il n’y a que Philippe pour avoir des idées pareilles, et on en redemande.
8 h 05. Premier contact matinal entre Yves Camdeborde et Lionel Niedzwiecki. Que sommes-nous venus faire ici à une heure si matinale ? Travailler. Nous sommes un jury chargé d’évaluer et noter cinq plats, tous à base de canard et tous réalisés par des restaurateurs parisiens, pour l’événement Toqués de canard qui a eu lieu à Paris le week-end du 23 septembre dans le cadre de la fête de la Gastronomie. Toqués de canard, organisé par le Conseil départemental des Landes, célèbre le retour du canard fermier des Landes, qui avait disparu des étals des marchés depuis de longs mois à cause d’une épidémie de grippe aviaire sans précédent. Et ce retour du canard, nous allons l’accompagner de nos dégustations et de nos évaluations.
Principe du canarthon : des particuliers (dont des blogueurs culinaires) envoient une recette de leur création à base de canard des Landes. Ces recettes sont sélectionnées et exécutées par cinq chefs, qui sont censés en respecter la lettre avec une marge de divergence maximale de 40 %. Bien entendu, à base de canard des Landes envoyés par le Département. Les plats sont testés par un jury (le jury, c’est nous) au moyen d’une grille d’évaluation — esthétique, originalité/créativité, jeu de textures, goût, gourmandise (on y revient), mise en valeur du produit (le canard). Le résultat est un classement des chefs et de leur réalisations, mais bien entendu, le grand gagnant, c’est le canard.
Ce canarthon devant se dérouler en une matinée (de 8 heures à 13 heures), il a été décidé que les restaurants seraient rejoints en deux-roues. S’ensuit donc un parcours à bride abattue à travers Paris. Les idées à Philippe, c’est vraiment ça, et ça y va à fond.
Premier plat, monsieur Yves Camdeborde. Ravioles de canard, confit de canard et poires, recette de Mme Stéphanie Clinard à Saint-Jean-d’Illac (33).
Yves a divergé de la recette en retirant l’effiloché de confit de canard de la raviole où elle était initialement (« parce que l’effiloché de confit, c’est filandreux ») pour le placer dans un savoureux cromesqui.
La raviole contient foie gras et poire crue, croquante et ferme. Elle est recouverte d’une fine tombée de foie gras congelé râpé. Un bouillon de canard concentré au gingembre et à la citronnelle vient rejoindre le tout, et les noisettes apportent une touche croquante. C’est du pur Camdeborde : classique et culotté, fin et haut en saveur. Drôle d’heure pour des ravioles de foie gras, mais le devoir avant tout.
Nous discuterions bien toute la matinée assis sur les confortables fauteuils du Relais Saint-Germain, mais il est temps de partir. À cheval ! Direction la rue Dupin et le restaurant de François Pasteau, L’Épi Dupin.
9 heures. François est connu pour ses prises de position en faveur de la pêche durable, de l’environnement et de l’économie alimentaire en mode non-gaspillage. Il nous a donc fait, sur le modèle de la recette « rôti de canard d’automne » de Nathalie Tessier (Paris), un canard antigaspi : magrets cuits entiers sur le coffre, découpés, accompagnés de figues et de fruits secs. (Et de kale, j’allais presque oublier.)
Grande intensité de miam, cuisson parfaite, jus corsé au vin et aux fruits rouges. C’est à ce plat que j’ai mis la note la plus élevée dans la catégorie « gourmandise (on y revient) ». Mes compagnons aussi ont du mal à ne pas y repiquer.
10 heures. Vroum ! Étape suivante du canarthon : le George V, où notre équipage fait son entrée, tout cuir, casque au bras. Ça a de la gueule, notre concours, tout de même.
Nous prenons place à l’intérieur même de la cuisine, debout autour d’un passe en inox rutilant. Le plat, adapté par Christian Le Squer et son second Alain, est un foie gras poêlé, gelée chaude à la pomme verte et à l’estragon. D’après un original de Marianne Lesage à Saint-Martin-du-Manoir (76).
L’attention est à son comble, toutes les papilles mises à contribution. Silence. Nous goûtons. Nous regoûtons. Nous notons, nous consultons la recette. Nous renotons.
Le plat est complexe dans sa technique et simple dans ses sensations : l’onctuosité de la gelée acide, le croquant du foie gras remarquablement peu gras, presque sec ; la puissance de l’estragon qui enrobe le tout et picote le palais comme un poivre du Sichuan atténué, le goût légèrement anisé en plus. C’est magnifique.
11 h 45. Nous enfourchons de nouveau nos montures pour le plus long parcours du canarthon : nous avons déjà relié l’Odéon à la rue de Sèvres, puis celle-ci au Triangle d’or : il s’agit maintenant de rejoindre la porte de Châtillon et La Régalade de Bruno Doucet !
Bruno nous a concocté un pot-au-feu de foie gras de canard (recette originale de Jean-Pol Creac’h à Chamberet, 19). Pour ma part, à ce stade, j’en ai un peu ma claque du foie gras. Je crois que je ne suis pas la seule. Mais le bouillon est délicieux, et les légumes sont d’une qualité peu commune : carotte, céleri, pomme de terre, panais, poireau, tous forts en goût.
« Plus qu’un petit coup de périph’ et on y est ! » me dit Jean-Baptiste, mon cavalier depuis le début de la matinée. La dernière étape est à Boulogne, juste à côté. Faut du cran pour le canarthon. C’est pas de la rigolade. C’est un exercice très physique. Il faut dire que plusieurs éléments concourent à me faire tourner la tête : le foie gras un tantinet répétitif, mais aussi les coups de frein et les démarrages un peu secs pendant les déplacements. J’ai l’habitude de la moto, dont la conduite est plutôt souple, mais ceci est un deux-roues urbain aux reprises nettement plus saccadées. Je me cramponne aux poignées, mais chaque départ me projette en arrière. Mes avant-bras tiennent bon, mais ils sont trop tendus. Finalement, je maintiens mon équilibre en cessant de lutter. Je lâche prise. Tout va mieux.
12 h 30. Lorsque nous arrivons à la Brasserie 3B de Jean Chauvel (3B : Brasserie Boulogne Billancourt), je tiens tout de même difficilement sur mes pattes. Tout ce foie gras, toutes ces secousses, tous ces virages, tous ces contournements de voitures à gauche, à droite, à pleine vitesse. Mais surtout, tout ce foie gras. Je ne peux plus rien avaler : comment vais-je pouvoir accomplir ma mission ? Angoisse de juré au terme de son mandat.
C’est alors que la magie opère. Le plat de Jean Chauvel (dont le titre n’est pas encore bien déterminé au moment où il nous est servi) arrive dans un verre de cristal. D’après un original d’Hélène Lapeyre (Saugnac-et-Cambran, 40), c’est un pur joyau : un tartare de canard sur une crème brûlée à la pistache, crème d’artichaut, croquant de sarrasin. Gros waouh. L’inventivité culinaire à son comble, mais aussi une telle finesse de goût que je retrouve immédiatement l’appétit. Plus de lourdeur, plus de tête qui tourne, ça y est, j’ai fini, j’ai faim, il y a autre chose ? C’est ça, la grande cuisine : elle guérit, elle donne faim quand on n’a plus faim.
Et ça tombe bien, car Jean Chauvel, sachant que nous terminons ce parcours par sa brasserie, nous a préparé un vrai repas, qu’il a proportionné à nos appétits avec une grande clairvoyance. Le petit parmentier de lapin est englouti sans difficulté ; quant au mini-fraisier assemblé à la minute, je ne l’ai partagé avec personne. D’ailleurs, une seconde après cette photo, il n’y en avait plus.
Il est plus de 13 heures. Le canarthon se termine.
Résultats du concours : ex-aequo en quatrième position, François Pasteau et Bruno Doucet. Le premier reçoit le prix de mise en valeur du produit et le second celui du goût. En troisième position, Jean Chauvel qui reçoit le prix de la créativité. Christian Le Squer (prix de l’esthétique) arrive deuxième, mais à un poil près (un demi-point), derrière Yves Camdeborde qui remporte le prix de la meilleure recette.
Je laisse la parole à Philippe Boé, tel qu’il s’exprime dans son mail de remerciement (ça aussi c’est bien Philippe : remercier les gens dont il vient d’embellir la vie) : « Ce marathon du canard restera dans les annales. Vivement l’année prochaine pour revivre de tels moments de pur bonheur ! »
Mais c’est moi qui te remercie, Philippe, pour tes idées toujours plus grandes que nature.
Et vive les Landes et leur canard !
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud