La critique gastronomique est un genre qui s’exerce le plus souvent dans la presse quotidienne, ou périodique, ou dans les blogs. Celui qui la pratique est un critique, ou se veut tel. Le critique, comme son nom l’indique, est là pour critiquer : il s’attache à un sujet — un restaurant — choisi ou assigné, et il dit sur ce sujet ce qu’il y a à en dire, en bien ou en mal. Il n’est pas là pour être gentil ou méchant, il est là pour dire s’il a bien mangé ou non, de préférence en décrivant et en argumentant. Le succès de cet exercice tient au style du critique plus qu’au sujet lui-même : autrement dit, le contenu et la forme de la critique intéressent davantage les lecteurs que le restaurant en question. En cas de critique assassine, quand le critique s’est bien payé le restaurateur, ils diront par exemple : « Ah, j’adore son écriture ! Il a été génial ! Il ne l’a pas raté, celui-là ! » mais si on leur demande sur quel restaurant portait la critique, il est rare qu’on obtienne une réponse. Et là réside la limite de cet exercice : le critique ne le fait pas vraiment pour informer mais pour briller, avec toutes les dérives, les effets de manche et les inflations d’ego que cela comporte. C’est de cette limite que surgit, paradoxalement, l’excès du genre : démolir. Le critique, s’il ne naît pas toujours sociopathe, le devient souvent par déformation professionnelle. C’est tellement facile de détruire le travail d’autrui en récoltant, par la même occasion, l’adoration des fans. On n’est pas obligé de tomber dans ce piège qui nous tend les bras ; je connais de vrais pros qui continuent d’y résister, tous n’y tombent pas, mais c’est fort tentant et beaucoup y sont tombés.
Non que toutes les entreprises de démolition soient illégitimes : il est toujours salutaire de clamer haut et fort que le roi est nu ; mais en critique gastronomique, le fait est rare, très rare. Feu le critique anglais A. A. Gill (du Sunday Times), paix à son âme envolée en 2016, en était capable, et quelque incendiaires que fussent ses critiques, elles n’étaient pas volées, car cet homme savait manger aussi bien qu’il savait écrire. Prenons pour exemple sa critique du bistrot parisien L’Ami Louis en 2011. À ma première lecture, je l’avais soupçonné d’injustice, mais je n’étais jamais allée à L’Ami Louis. Une fois l’expérience faite, je fus obligée de reconnaître qu’à travers ses excès, son maniement britannique de l’hyperbole, Gill avait tapé dans le mille et sans exagération. « La graisse (du foie gras) me colle au palais avec l’insistance oléagineuse d’une résine de dentiste » ; « (les escargots) arrivent, vésuviens, bouillonnant et fumant dans un magma astringent de beurre aillé et persillé. Nous les attrapons avec le spéculum à ressort et, un peu dégoûtés, déroulons les noirs gastéropodes qui se torsadent comme des morves de dinosaure. Ils s’allongent, s’allongent hors de leur coquille et se déploient sur l’assiette comme des créatures venues d’une autre planète. Nous sommes obligés de les couper en deux : c’est inacceptable. La règle d’or, pour l’escargot, est la suivante : si vous ne pouvez pas vous l’enfiler dans la narine, ne le mangez pas. » : tout cela était rigoureusement exact. Derrière la brillance de l’écriture, il n’y avait pas une éruption narcissique mais la description minutieuse et juste d’un repas dans un lieu surfait. Mais comme n’est pas Gill qui veut, Jay Rayner et son traitement à la barre à mine du Cinq de Christian Le Squer peuvent être cités comme contre-exemple. Toujours anglais, toujours excessif, toujours hyperbolique, toujours incendiaire, mais cette fois il s’agit moins d’une description bien troussée que d’un article à charge destiné à la mise en valeur personnelle de l’auteur et à l’exploitation des bas instincts de ses lecteurs béats. Dans ce cas, nous avons un critique qui profite de la situation. Dans le précédent, le métier à son sommet. La frontière entre les deux peut sembler fine, mais il y a en réalité un monde entre ces deux articles.
Parfois, le critique de type Attila, qui construit sa réputation sur les exécutions en règle, ajoute à cela un jeu détestable qui consiste à se faire passer pour le défenseur des gentils clients contre ces vaches de chefs et de restaurateurs qui font rien qu’à essayer de les blouser. Cette attitude condescendante envers la profession, que le critique justifie souvent par le désir d’indépendance et le refus de la compromission (mon œil !), gagne à tous les coups et sur tous les tableaux : le monde des cuisiniers est présenté comme un traquenard géant, mais heureusement que je suis là, moi, le vertueux critique, pour vous protéger, cher public, de ces artisans infantiles qui se paient votre tête. En d’autres termes, bullshit.
Et la chronique gastronomique, la notice de restaurant ? C’est un autre genre, un autre exercice. On la trouve dans la presse, généralement périodique, mais surtout dans les guides (papier ou en ligne). Le restaurant n’est pas assigné, il est choisi, et l’objectif n’est pas de critiquer mais d’informer, de diriger le lecteur vers des lieux dont il sera satisfait et de laisser sous silence les lieux dont il ne serait pas satisfait. Libre à l’auteur de faire des effets de style, mais l’important, c’est la ligne éditoriale, l’optique du rédacteur : le choix même d’écrire sur un restaurant implique que celui-ci a été validé. S’il n’a pas été validé, il n’apparaît pas dans la publication et c’est tout. C’est ainsi qu’on rédige, de manière générale, les guides et les articles rassemblant les bonnes adresses d’un pays, d’une région ou d’une ville : quel intérêt y aurait-il à diriger le lecteur vers un lieu où il perdrait son temps ? Gâchis de papier, gâchis de travail, gâchis de temps : celui de l’auteur et celui du lecteur.
Voilà qui explique pourquoi les notices d’un guide sont toujours positives : on a testé pour vous, on vous indique ce qui est bon, et ce qui n’est pas bon, on s’en fiche, qu’il aille au diable. Et comme il n’y a pas de notice négative, il n’y a pas lieu de faire des effets de manche aux dépens du restaurateur, ce qui peut rendre l’écrit moins excitant pour le lecteur et moins gratifiant pour l’ego de l’auteur.
Et maintenant, voici où je veux en venir avec cette longue introduction : cette rubrique, À la Petite Cuillère, n’est pas de la critique mais de la chronique. Comme dans un guide, je vous oriente vers le bon. Trucider un restaurant ne m’intéresse pas. Je vous parle simplement de restaurants que j’ai aimés, des moments gastronomiques ou autres qui m’ont éblouie. Voilà pourquoi il n’y a pas de démolissage ni de corrida dans La Petite Cuillère. Entre autres parce que je n’aime pas tirer un trait vengeur sur le travail des autres juste pour le plaisir de briller. J’aime et je respecte trop les cuisiniers, la restauration, les éleveurs, les producteurs, les pêcheurs, les vignerons et les paysans pour risquer d’être injuste envers eux. Je me veux dispensatrice de moments d’exception plutôt que ricaneuse stérile. Je veux partager, pas me faire mousser sur le dos des autres.
L’inconvénient de tout cela, car il y en a un, c’est qu’il existe un genre de repas qui passe complètement à l’as dans ces conditions : le foutage de gueule. Ça m’arrive de temps en temps, mais je n’écris jamais dessus. Je laisse les chiens dormir, comme on dit en anglais (letting sleeping dogs lie). Mais parfois, je vous jure, ça mériterait.
Et aujourd’hui, ça méritait.
C’est pourquoi, exceptionnellement, la Petite Cuillère ne sera pas gentille aujourd’hui. Elle va faire une exception. Mais elle ne donnera ni nom, ni adresse, ni numéro de téléphone ; regardez la photo de l’ardoise ci-dessous et tâchez de ne pas tomber dessus, car un tel phénomène est rare. La seule raison d’être de cette chronique, qui pour une fois est une critique, est de souligner que le restaurant en question est tenu par un chef qui a décroché en 2017 la dotation Gault&Millau et s’est chopé, peu après, deux pages entières dans un grand hebdomadaire national. La double page est encore affichée sur la façade du restaurant. Ceux qui veulent trouver trouveront. Je ne veux pas accabler ce chef, mais je me demande sérieusement ce qui n’allait pas ce jour-là, car tout, du début à la fin, portait les marques de la dépression, du minimum syndical même pas atteint, de l’atonie, voire de l’anomie.
La dotation et le grand hebdo ne peuvent à ce point s’être fourré le doigt dans le l’œil, alors que s’est-il passé entre-temps ? Je n’en sais rien. On avait l’impression que quiconque faisait la cuisine et avait composé l’ardoise, ce jour-là, avait renoncé à essayer : contrôle des portions punitif, produits sans intérêt, idées culinaires bizarres, exécution somnambulique, tout y était. Le restaurant serait-il à vendre ? Le chef traverserait-il des épreuves de la vie ? Était-il tout simplement absent ?
En tout cas, pour vous, les autres convives qui étiez assis dans la salle en même temps que moi, tout semblait normal. Ce qui était inquiétant pour vous.
À table, je retrouve John, dont c’est l’anniversaire et qui sirote un verre de vin blanc. L’ardoise posée sur une chaise comporte beaucoup d’espace négatif. Trop : trop de noir, pas assez de craie. Il n’y a que deux entrées, deux plats, et un dessert, qui s’appelle banane. C’est tout ? C’est tout. Rien d’autre sur papier ? Non, pas de menu papier. Tout est là. Ça n’en est pas moins facturé 25 euros entrée-plat-dessert. « Ils pourraient faire un effort », dis-je à John.
Et allons-y pour l’œuf poché-lentilles. Un œuf poché, pas deux. J’ai connu la bistroterie parisienne plus généreuse. Mais cet œuf poché sur lit de lentilles et recouvert d’une crème épaisse est bon, bien préparé. Qui sait, le plat qui suivra sera peut-être plus copieux ?
La dorade, endives (déjà, le titre ne fait pas très envie) est un désastre. Le morceau de poisson poêlé n’est pas mal — tout ce qui est petit est gentil —, mais il repose sur un lit d’endives hachées sautées minute, apparemment déglacées avec une goutte de jus de yuzu. Quelques fines tranches de lard (en bas à droite) s’ennuient ferme et les endives sont lugubres. Elles ont pleuré, elles nagent dans la flotte — eh oui, les endives, ça rend de l’eau : on nous avait déjà fait le coup dans un restaurant du square Gardette aujourd’hui disparu (pas étonnant) mais qui enthousiasmait Le Fooding et avait un stand à Taste of Paris. Là aussi le poisson baignait dans l’eau des endives. Le chef qui m’accompagnait avait une grosse envie de patater les cuisiniers.
Le dessert rattrapera-t-il le tout ? Ce serait difficile. Que se cache-t-il derrière l’énigmatique formule « banane » ? Une banane comme à la cantine ? Ç’aurait été un moindre mal que cette demi-banane plantain farineuse et compacte, sautée au beurre avec des fruits secs (raisins brûlés, mais amandes et noix de cajou même pas croquantes : il y a là, vu sous un certain angle, un tour de force culinaire). Je laisse mon dessert quasi intact sur l’assiette. Le serveur m’interroge : je suis obligée de dire que ce n’est pas bon. Réaction proche du zéro.
« Je suis désolé, je suis désolé ! » répète mon cher ami dont c’est l’anniversaire et dont la canette aux parpadelle (sic), bouillie dans une espèce de sauce brune, dégage un ennui profond que reprennent en chœur les malheureuses pâtes mal cuites. Chère âme ! Il s’en veut d’avoir choisi un restaurant où j’ai mal mangé. Je le rassure : « Ne sois pas désolé, c’est juste un accident de travail. C’est moi qui ai de la peine pour toi : c’est pas terrible comme déjeuner d’anniversaire. J’espère que ton prochain repas sera meilleur. » Deux grosses bises et je sors en songeant à la maxime d’un célèbre malade mental de la jet-set gastronomique qui, pour une fois, pensait juste : « Si vous allez manger quelque part et que ce n’est pas bon, allez tout de suite remanger ailleurs. » Pour autant, je ne mets pas l’idée à exécution, et bien que j’aie encore faim, je rentre chez moi travailler, car j’ai du boulot. Ce soir, j’écrirai ma première critique, et j’espère bien que ce sera la dernière.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud