Les oreilles et la queue : choisissez votre vache

À Paris ou ailleurs, appeler un bistrot à viandes Les Oreilles et la Queue, « c’est clivant », de l’aveu même de quiconque rédige le blog du restaurant, d’ailleurs instructif et bien écrit. Clivant ou pas, la maison assume : cette allusion à la tauromachie signifie qu’une bête a été sacrifiée, qu’on lui rend hommage. Nous sommes en présence d’une « maison de viandes à la française », avec l’ambition de mettre en valeur la place du bœuf dans notre tradition gastronomique.

Boris Leclercq était déjà propriétaire de trois bistrots à Montpellier (qu’il a vendus, pour se concentrer sur Paris) et du domaine viticole de la Grande Sieste, à Aniane. C’est en 2012 qu’il ouvre ce bistrot à viandes rue du Faubourg-Saint-Honoré et en mai 2017 qu’il lance une banderille sur la rive gauche, avenue Bosquet : Les Oreilles et la Queue Tour Eiffel.

Le steak house à Paris, c’est une affaire complexe. Il y en a vraiment de tous les styles et pour toutes les sensibilités. Académie du steak-frites au Relais de Venise et ses transfuges des Relais de l’Entrecôte, solides Severo et Le Bis du Severo, Le Bon Georges, Charbon Rouge (disparu), Maison de l’Aubrac, L’AOCLe Bœuf Volant, La Table d’Hugo Desnoyer, Atelier Vivanda, Le Flamboire, etc., sans oublier les lichettes de wagyu que vous dispensent quelques chefs japonais au prix de la poudre d’or en chantant des cantiques : on ne peut pas dire que le Parisien soit à court de choix quand il veut du grillé et du saignant.

Je ne me souviens plus qui m’a vivement conseillé Les Oreilles et la Queue, mais c’était quelqu’un en qui j’ai toute confiance, car je m’y rends sans discuter. Je découvre un décor doté de tous les marqueurs du genre (bois brut, code couleur noir et rouge, tabliers de cuir) et pas vraiment de toute première fraîcheur, car l’endroit a déjà cinq ans. Mais qu’importe le flacon  pourvu qu’on ait l’ivresse : les odeurs qui s’échappent du passe (devant lequel on m’assoit d’office) me font vite comprendre qu’il va se passer des choses intéressantes.

Ce n’est pas un steak house comme les autres : on y pratique le bœuf sur deux axes, celui des races bovines et celui de la maturation. Pratique devenue plus courante depuis quelques années, mais ici particulièrement soignée et pédagogique. Je pense qu’on a dû, à un certain moment, potasser son Dierendonck, mais le ton reste français. On peut choisir sa vache : blonde de Galice, hereford d’Irlande, angus d’Écosse, charolaise, montbéliarde, normande, holstein, simmental, prussienne, viande d’Argentine. Pour chacune, le temps de maturation est adapté et dûment mentionné, tant sur le menu que dans le frigo d’affinage qui se fait admirer au beau milieu du restaurant. Et l’on ne se contente pas de découper et griller le bœuf, on le cuisine aussi : os à moelle rôti au thym, tartare de filet de bœuf mêlé de cecina de León (bœuf séché) ou de jambon de Galice, tataki de bœuf à la mangue, au basilic thaï, au piment et au citron vert ; secreto n° 7 (viande maturée sept semaines au sel et aux épices), grillade au saint-marcellin

Les morceaux d’anthologie gravitent autour de l’entrecôte (holstein, montbéliard, argentine) et du t-bone d’angus. Les côtes de bœuf pour deux s’emportent à partir de 150 € et jusqu’à 300 € pour la blonde de Galice, c’est cher, oui. Mais c’est très bon. Les sauces, délicieuses, sont commandées à part (béarnaise, sabayon au poivre, fourme d’Ambert, échalotes, chimichurri, morilles ou périgueux).

Les grosses pièces font l’objet d’une découpe en salle. 

Pour informer le lecteur, je me suis permis de photographier sur la table de mes voisins la côte de hereford irlandais pour deux. L’un de ces deux messieurs me fait même goûter un petit morceau. Excellente, quoique un peu moins fondante que l’entrecôte que j’ai moi-même commandée.

Le souci du détail est remarquable. Ici, pas de joli couteau design style Perceval qui se retourne sans arrêt dans votre main, au risque de vous trancher les doigts toutes les cinq minutes, et dont le fil est généralement émoussé. Ici, l’ustensile est peu glamour mais fonctionnel : la lame est très tranchante et le manche tient bien en main. Le moulin à poivre est réglé sur une mouture grossière (bonne idée), ce qui permet d’obtenir de gros éclats qui croquent.

Le passe est surmonté de l’emblème du lieu ; deux têtes de bœuf accolées. Au-dessus des poêles, je vois parfois monter des flammes, comme au-dessus d’un wok bien chauffé. Cela explique la saveur légèrement fumée, le wok hei comme on dit à Canton, que l’on savoure sur certaines pièces.

La carte des vins est belle et sexy. À part les vins du domaine du patron à Aniane, y figurent le poiré authentique d’Éric Bordelet (c’est bien), des morgons de Foillard, des alsaces de Deiss, du sancerre de Vacheron, une flopée d’excellents languedocs, des malbecs de Mendoza et de très beaux bordeaux classés (margaux château-marquis-de-terme et château-palmer, pauillac château-pontet-canet, pour des sommes pas tellement au-dessus du prix caviste).

L’offre globale peut faire tourner la tête tant elle est foisonnante et séductrice. C’est pourquoi je vais droit au cœur et à l’essentiel : entrecôte de holstein, 300 grammes, servie d’office avec des frites. Un coup de lame et je constate que la maison connaît parfaitement le sens de l’expression bleu mais chaud, précisée à la commande. Cette viande, dont la coupe permet de voir le persillé de la race holstein, est probablement la meilleure que j’aie mangée à Paris ces dernières années, sans exagération, depuis celles du Beef Club au temps de Thomas Brachet. Longuement maturée, elle a développé une saveur longue et presque sucrée, des arômes de noix, de fromage, une extrême tendreté et une texture à la fois croquante et beurrée. C’est une vraie réussite. 

Les frites, coupées main, très croustillantes, me rappellent la Belgique. Et pour cause : elles sont faites au blanc de bœuf (graisse de bœuf), comme là-bas.

À la fin d’un tel carnage, on supporte bien un petit dessert (baba, millefeuille, profiteroles, coulant au chocolat : merci pour cette totale absence de prise de tête). Pour moi, ce sera la douceur glacée (fraises, glace au lait d’amande, miettes de biscuit), qui fait son job. La glace a été disposée en forme de croix basque, mais je suis sûre que la maison ne l’a pas fait exprès. En dessous, vous voyez mal, mais il y a plein de fraises.

Les Oreilles et la Queue – 129, rue du Faubourg-Saint-Honoré, Paris VIIIe. Tél. : 01 43 59 35 39. Autre adresse : Les Oreilles et la Queue Tour Eiffel – 81, avenue Bosquet, Paris VIIe. Tél. : 09 82 99 01 27. Les deux restaurants sont ouverts midi et soir tous les jours. Ticket moyen variable selon la formule choisie : menu de midi à 28 €, carte environ 50 à 70 € si l’on sait résister au chant mélodieux des côtes de bœuf pour deux.

À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud

 

 

 

 

 

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