Elkano (Getaria) : la mer droit dans les yeux

Depuis le temps que j’en avais envie. Depuis le temps que des amis me parlaient de ce fameux turbot grillé. Piqués dans la voûte céleste des restaurants où je rêve d’aller, plusieurs clous d’argent étincellent dans la constellation « pays Basque » : Asador Etxebarri. Ibai. Elkano. Ce 17 août, le clou Elkano a été retiré du velours bleu nuit.

La proue du navire se dresse sur la place principale. On ne peut pas la louper. De trois photos, je vous ai choisi celle avec la voiture rouge. L’enseigne rend hommage au navigateur basque Juan Sebastián Elcano, compagnon de Magellan.

Elkano se trouve à Getaria, dans la province de Gipuzkoa, pays Basque du Sud — capitale de l’anchois au sel mariné à l’huile, du poulpe et du turbot ; nichée entre la mer et les collines couvertes de vignes de txakoli. Nous sommes descendus de Saint-Jean-de-Luz. Une heure de route.

Évidemment, on va commander le turbot. Ce serait dommage d’être venus de si loin pour louper ça. Le poisson entier est placé dans un gril spécialement conçu pour sa rotondité. Il s’agit davantage d’un braisage que d’une grillade : la chair et les arêtes gélatineuses du turbot demandent à être caressées par la chaleur, les jus à bien se répartir : l’opération doit être menée délicatement, et le repos après cuisson est indispensable.

Fête du turbot, fête d’un nouveau projet, de la formation d’une nouvelle équipe, ou tout simplement fête de l’amitié ? Tout cela à la fois. Quoi qu’il en soit, je découvrirai qu’Elkano, c’est bien plus que du turbot au gril. (Ulysse Colin, le champagne.)

Oh mais c’est que nous dînons en compagnie d’un grand éplucheur de carte des vins. Celle d’Elkano est magnifique. Dénicheur de pépites, fais ton office. Je ne veux pas savoir ce que tu commandes. Nous sommes entre tes mains. De même que nous nous abandonnons entre les mains du chef de salle et de tous les cuistots. Il n’y a rien d’autre à faire. Ne pensez plus à rien. Humez les odeurs divines qui viennent des cuisines. Laissez-vous faire. Vous allez apprendre sur le poisson des choses que vous aviez oubliées, si tant est que vous les ayez sues.

Première leçon : la fraîcheur d’un dé de bonite aux échalotes ciselées et au vinaigre de guindillas. Cet amuse-bouche fondant et acidulé éveille les papilles et semble nous avertir : vous n’êtes pas au bout de vos surprises, asseyez-vous confortablement.

Première salve, si vite dévorée qu’elle laisse un goût de regret : les kokotxas, muscle de la gorge du merlu ou du cabillaud (ici c’est du merlu) joliment traduit sur le menu par « mentons de colin ». Le premier pané, le deuxième à la braise, le troisième en salsa verde. C’est d’une délicatesse incroyable, avec un intense goût de reviens-y. Trois petites bouchées veloutées, trois vers courts : un haiku en poisson.

Dès lors, ce repas ne sera qu’une nuit d’amour avec la cuisine de la mer, une séance d’érotisme gustatif que viennent confirmer ces deux crevettes blanches de Huelva tendrement lovées dans la position des petites cuillères. Mais comment fait-on, au sud des Pyrénées, pour extraire ce goût des poissons, des fruits de mer, des crustacés ? Comment le feu les caresse-t-il, quelles précautions de cuisine, quel Kama Sutra du poêlon ? C’est plus qu’une cuisine, c’est une culture culinaire. Que nous n’avons plus, que nous n’avons peut-être jamais eue : elle consiste à sublimer le goût du produit au moyen des parties que nous jetons, que nous jugeons inférieures : carapaces, tripes, corail, arêtes, graisse, entrailles, sucs, peau, nageoires. Alors que nous, en France, nous rejetons la peau délicieuse des poissons (ça me fend le cœur quand je vois des gens la laisser sur le bord de leur assiette), toutes les parties croquantes, croustillantes, corsées, juteuses, mal élevées, celles qu’on grignote, qu’on mange avec les doigts, sont mises en valeur. Comment peut-on cuisiner autrement ? Je me le demande.

On a absolument voulu goûter le txangurro, l’araignée de mer au gratin. Elle arrive à la cuillère, liée par son corail et ses entrailles.

« Un petit peu » de soupe de poisson. Un petit peu, pour ce régal absolu, c’est une torture. C’est quoi, cet épaississant ? Ce n’est pas de la fécule, encore moins de la farine. Explications données par le chef de salle : c’est le pil pil, tout simplement, cette technique basque opérée par une longue rotation de la sève poissonneuse, coagulant au bout d’un moment la gélatine contenue dans la chair et la peau des poissons blancs. L’huile aromatisée parachève la mise en texture. Cela donne à ce jus de poisson hyperconcentré une onctuosité magnifique, légère, sapide.

Rouget grillé, avec tous les délicieux petits bouts à grignoter que ce poisson de roche est censé offrir.

Quelqu’un à table : « Ce sont les meilleurs chipirons de ma vie. » Et au pays Basque, il y a de la concurrence.

C’est l’occasion d’entrer plus profondément en contact avec l’océan. Le chef de salle nous met nez à nez avec le monstre marin. Yeux dans les yeux avec le kraken. Vingt mille lieues sous les mers. L’instant est quasi religieux.

Je sais bien que le pinot noir, le poulsard, le chenin et le sauvignon blanc sont des légumes, mais tout de même : un peu de végétal s’impose. Poivrons rouges locaux lentement rôtis à l’huile, presque au stade de la confiturisation. Un fruit, un légume, une fraîcheur, une amertume, la terre qui vient rejoindre la mer.

Enfin, il arrive, Turbot Premier, el rey Rodaballo, Louis XIV en habit de cour, le clou de la soirée, le monstre. Finement orné de ses petites zones cramées telles des mouches sur un visage du XVIIIe siècle, exhibant bien sa peau presque fondue à la chaleur.

À ce stade de gourmandise, de bonne humeur et d’excellents vins, nous aimerions bien nous jeter dessus comme des goinfres, mais le maître nous le portionne méthodiquement. Chacun aura son dû : un peu de chair et de peau, un bon morceau de nageoire, parce que c’est le meilleur. Cela se ronge au bout des doigts, cela se suçote, c’est divin. Mais, car il y a un mais, cette longue et lente cuisson à la braise d’une si grosse pièce a desséché la chair centrale, le filet, qui se révèle filandreux. Ce qu’il faut manger, c’est la peau délicieuse et la chair des nageoires. On le saura. Les plus petits turbots sont peut-être plus faciles à cuire, car leur gélatine se répartit mieux dans la chair. Bien entendu, une fois nos assiettes terminées, nous nous ruerons à mains nues sur la carcasse du turbot pour le délester de tous ses éléments gélatineux et rôtis.

Celui même qui a commandé les vins nous suggère de vider nos verres. Alors que nous croyons ne plus pouvoir avaler une miette, il nous annonce qu’il vient de commander une côte de bœuf pour terminer le repas. Le souffle nous manque. Mais, parole d’honneur, nous avons nettoyé comme des grands cette côte de rubia gallega maturée.

Et, entre nous, a-t-on besoin d’avoir faim pour manger une viande pareille ?

Vous ne devinerez jamais ce qu’on a bu avec la côte de bœuf. Parfaitement. « Ça me rappelle Noël en Angleterre », nous confie notre ami, qui vit à Maldon. L’accord bœuf-whisky est ce qu’on appelle a marriage made in Heaven. Souvenez-vous-en et essayez un jour. Non, pas avec du blended. Vous voulez une claque ?

Eh bien voilà, les agapes touchent à leur fin. Ici, on a la sagesse de ne pas faire retomber le soufflé en fin de repas : les desserts, et en particulier les glaces (crème, miel et noix), sont excellents. Mais, dessert ou pas, la puissance, la longueur en bouche de ces mets marins nous restera longtemps. Nord ou Sud, le pays Basque est un coin de ciel tombé sur terre (et, opportunément, au bord de la mer).

Elkano – Herrerieta Kalea 2, 20808 Getaria. Tél. : +34 943 140 024. Carte entre 70 et 85 €. Ouvert de 13 heures à 15 h 30 et de 20 h 30 à 22 h 30. Fermé le mardi.

À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud

 

 

 

 

 

Publication connexe