Au Divellec avec Jacques Le Divellec

Sans être une expérience hors limite, ça reste exceptionnel : découvrir un restaurant qu’on connaît depuis des décennies, y pénétrer en compagnie de son fondateur qui n’en est plus ni chef ni propriétaire. En l’occurrence, aller au Divellec avec Le Divellec.

C’est une longue amitié entre Jacques Le Divellec et moi : nous avons travaillé ensemble sur plusieurs de ses livres. Notre connivence remonte au début des années 2000 et reste vive, quatre ans après que le capitaine a vendu son navire ouvert en 1983 sur l’esplanade des Invalides. Trente ans de belle cuisine marine dégustée par des classes voraces : politiques, médias, show-biz. J’en ai vu, des choses, des gens, chez Le Divellec. Guillaume Durand à table avec Étienne Mougeotte, croquant de toutes ses dents dans son homard rôti tenu à deux mains. Julien Clerc, toute séduction dehors, dînant avec deux beautés. Elkabbach, Duhamel et autres figures des médias ou de la politique. Chanteurs, chefs étoilés, critiques, brasseurs d’affaires, bouilles médiatiques. Le Divellec était l’endroit stratégique où l’on venait soit pour être vu, soit pour ne pas être vu du tout. Être vu : envoyer un message. Faire savoir, par exemple, qu’on va faire son retour en politique après une traversée du désert, voulue ou subie. On allait alors chez Le Divellec pour que tout le monde finisse par être au courant. Ne pas être vu : vous vous souvenez de l’affaire Mazarine ? Cela faisait des années qu’elle déjeunait régulièrement avec papa chez Le Divellec avant que les paparazzi ne sévissent. « Maison de confiance », dit le loup de mer fondateur, « où l’on savait garder les secrets. »

Jacques Le Divellec.

Comment ce lieu pouvait-il servir à la fois de présentoir pour décisions de carrière et de savoureuse cachette où l’on pouvait se réunir discrètement ? Cela tenait à sa configuration, à son plan de salle et à la vigilance feutrée du chef. L’ancienne salle était en équerre, avec salon-bibliothèque juste devant l’entrée. C’était le seul endroit du restaurant où l’on n’était pas vu des autres clients. La partie longue, d’un seul tenant, était occupée par une série de tables rondes insérées dans des alcôves savamment espacées, avec des canapés en demi-lune. Il était alors facile de voir qui était venu ce jour-là, mais personne n’entendait ce qui se disait dans les alcôves d’à côté. Tout au fond, c’était la table du chef, qui pouvait jauger la situation d’un coup d’œil. Le service suppléait aux éventuels blocages de perspective : « Chef, Jospin est là. » Chef : Ah ! Moi : Ça veut dire quoi ? Chef : Qu’il est de retour. » Pour un homme public, revenir au Divellec pouvait être lourd de sens. Juste avant de déjeuner, ou même pendant, le chef se levait pour faire un tour de salle. Passant de table en table, il saluait, conversait, recueillait mille petites ou grandes informations qu’il conservait, emmagasinait ou distillait selon son choix. Quiconque livrait une bribe d’info à la table du Divellec savait parfaitement ce qu’il faisait, toujours en fonction du double effet « maison de confiance » et « vecteur d’information », qui n’était contradictoire qu’en théorie.

Les écrevisses de l’ancien Divellec.

Sa cuisine se passe de justificatif : le chef a écrit de nombreux livres et aucun doute n’a jamais plané sur sa puissance, sa créativité et sa rigueur culinaires. J’évoquerai surtout mes souvenirs nostalgiques : ces écrevisses énormes, magnifiques, qu’il m’avait servies (« Oh des pattes-rouges ! » Réaction du boss : « Tu te crois où ? »). Les meilleures crêpes Suzette de Paris, et de très loin. Les délicieux tartares de poisson (qu’il fut le premier à servir en France), le somptueux turbot grillé, les poissons énormes — bars, mérous, daurades royales — rôtis en croûte de sel ou de feuilletage, apportés entiers en salle, découpés « à la voiture » et accompagnés de parfaites sauces à base de beurre blanc, aux herbes, aux algues… Tiens, les algues ! Jacques à été un des premiers à les introduire en gastronomie française. Avec lui, le mot « première fois » figure en surbrillance. Peu s’en souviennent. Que de petites révolutions culinaires on lui doit ! Non seulement les premiers tartares et carpaccios de poisson, mais aussi le premier saumon à l’unilatérale : c’est lui l’inventeur, eh oui. Il a aussi rapporté le gravlax de Scandinavie, le barbecue nord-américain au Hilton Suffren (il fut longtemps chef consultant de la chaîne Hilton tout autour du monde et chef exécutif de nombreux palaces internationaux), et créé les fameuses huîtres frémies à la laitue de mer — remettant du même coup au goût du jour les huîtres chaudes un peu oubliées depuis l’avant-guerre…

Travailler avec lui sur un livre de recettes est un régal. À la simple évocation des ingrédients de base, la recette se forme instantanément et il ne reste plus qu’à la noter sous une forme presque définitive. Jacques est une force de la nature et l’a toujours prouvé par sa cuisine, débordante d’idées, d’expérience, d’ouverture sur le monde, d’impeccabilité et de goût. Ouverture sur le monde : constatez-le en lisant le livre que nous avons réalisé ensemble aux éditions de La Martinière, Le Tour du monde de Jacques Le Divellec. Ce que vous y lirez vous surprendra. Vous y découvrirez un pionnier de la world food qui a depuis longtemps exploré des terrains que certains croient actuellement découvrir. On ne fait jamais assez attention aux pionniers ; ils passent trop souvent inaperçus. Pour tout ce que Jacques Le Divellec a apporté à la cuisine, sans oublier les nombreux grands chefs qu’il a formés, je refuse qu’il passe inaperçu. Dévalorisation de l’histoire et de la mémoire (que l’on redécouvre après coup avec ostentation), jeunisme unidimensionnel, formalisme sous couvert de branchitude et définition artificielle d’une avant-garde : les mouvements culinaires se servent souvent de ces artifices pour s’autodéfinir, parfois même pour simplement exister ; et dans cette logique, on a écrit beaucoup de bêtises sur Le Divellec. J’ai même lu quelque part « paquebot figé dans les eaux mémorielles ». J’aimerais voir où en seront, côté théorie et pratique, certains jeunes-turcs de la modernitude culinaire quand ils auront l’âge de Jacques, combien d’innovations réelles et de défrichages indiscutables ils auront laissés derrière eux. Jacques n’a jamais, jamais été ringard et ne le sera jamais.

Mais pour l’heure nous ne sommes plus « chez Le Divellec », même si l’on a gardé jusqu’à la typographie de l’enseigne — nous sommes au Divellec, et maintenant, le patron, c’est — ce sont — Bernard et Mathieu Pacaud, lequel viendra nous dire un petit bonjour en fin de repas.

En entrant, je constate que tout est différent mais ressemble à l’état antérieur. Je pense à la phrase de Lampedusa dans Le Guépard : « Tout changer pour que rien ne change. » La salle a été agrandie, une boutique adjacente a été ouverte pour aménager un petit salon prolongeant l’espace où se trouvait la table du chef. L’entrée ne se fait plus par le salon-bibliothèque (disparu) mais à mi-salle.

Quelque chose attrape immédiatement mon regard : la palette de couleurs. Bleu-vert et bleu-gris marins en plusieurs nuances, or, sable clair, fauve, noir : le code couleur de l’ancien Le Divellec, repris à l’identique. Le style bourgeois confortable avec échappées marines est toujours là, réactualisé avec finesse. On a la forte impression de se retrouver au même endroit qu’avant, mais sous une forme remodelée. S’il y a un salon où l’on peut s’isoler et quelques tables un peu plus tranquilles que les autres, le système des alcôves a disparu. Plus d’espacement : un peu partout, les conversations des voisins sont audibles. On ne partagera plus ici les secrets de la même façon. Si Divellec peut encore être une maison feutrée, elle n’est plus celle des confidences. Le changement, outre la cuisine, est là. Autre nouveauté : un grand bar « à caviar » recouvert du plus beau marbre d’Italie (« Ça a coûté une blinde », dit Jacques) occupe une bonne partie de la salle.

Double portrait et deux poses : les chefs en binôme et le père fondateur.

Sous la direction de Mathieu Pacaud, un binôme de chefs se partage les fourneaux (leurs noms sont dans un carnet que j’ai laissé à Paris, je suis actuellement en reportage en Bretagne. C’est pas pour raconter ma vie, c’est pour dire que je compléterai plus tard).

Friture d’éperlans.

Naguère, les amuse-bouche étaient des crevettes grises. Ce sont à présent de petits éperlans frits, délicieux comme le sont toujours ces poissons quand ils sont frais et bien préparés, ce qu’ils sont.

Et naguère, on commençait par un verre de muscadet-sur-lie. Aujourd’hui, un mas-de-daumas-gassac blanc continue de tenir les promesses du temps où ce vin opérait une petite révolution dans le Languedoc à travers des crus surfacturés (pour forcer le respect) quoique excellents. Ça a marché : maintenant le vin ne paraît plus si cher en comparaison de pas mal d’autres. Au demeurant, il est toujours aussi bon.

L’entrée du jour.

Jacques a pris le menu du jour. Son entrée : une salade de chair de tourteau qu’il trouve agréable tout en précisant que « ça manque de tourteau ». Information transmise à la maison.

J’étais pour ma part enchantée par ces langoustines en papillote de feuille de brick à la feuille d’estragon, moins par la sauce qui manquait de présence.

Lieu jaune en embeurrée de choux de Bruxelles : le chef est content.

Désirant pousser la carte dans ses retranchements, histoire de, j’opte pour la sole gratinée au beurre de noix, salsifis braisés à la truffe noire. Très beau plat. La sole est idéalement maturée et parfaitement cuite.

Du temps de Jacques, le chariot des desserts était célèbre. (Vous ai-je parlé des crêpes Suzette ?). Pour moi, meringue, fruits exotiques, crème fouettée à la vanille Bourbon. Tout est dans le titre. « Fruits exotiques » signifie coques de fruit de la Passion fourrés d’un sorbet du même. Et c’est par l’entremets du chef, au chocolat grand cru de Jacques Genin, que je termine cette aventure culino-spatio-temporelle (passer de Le Divellec à Divellec), non sans avoir appris de mon compagnon de table que l’espace situé à ma droite, à l’angle de la rue Fabert et de la rue de l’Université — oui, le salon-bibliothèque où l’on pouvait déjeuner sans être vu — pourrait bientôt être converti en salon karaoké.

Divellec – 18, rue Fabert, Paris VIIe. Ouvert « du lundi au dimanche » (c’est-à-dire tous les jours) de 12 h 30 à 14 heures et de 19 h 30 à 22 heures. Menu déjeuner 49 €, servi du lundi au vendredi. Menu découverte 90 € en quatre services et menu dégustation 201 € en huit services, toute la semaine au déjeuner et au dîner. Carte environ 120 €.

À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud

 

 

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