Le millésime 2015 d’Yquem à l’Opéra de Bordeaux
Chaque année, en avril, le Château d’Yquem présente son nouveau millésime à l’Opéra de Bordeaux. La présentation du 2015, comme à chaque édition, a été un moment magique. La cérémonie débutant tôt dans la soirée, on peut s’offrir le luxe d’arriver à l’heure parfaite : celle où les dorures du grand salon reflètent le soleil couchant dont les rayons illuminent aussi le jus doré au matin de sa vie, encore pâle et nuageux dans ses bouteilles.
Si l’on ne se hâte pas trop pour déguster, on admirera au passage la belle architecture de Victor Louis et en particulier le grand escalier où la pierre blanche est mise en valeur par un éclairage zénithal. Pénétrer dans cet endroit sublime, c’est déjà un peu boire de l’Yquem.
Il faut du temps pour faire un sauternes. La vendange se pratique en tries successives où seules les grappes, voire les fragments de grappes, aptes à produire le vin liquoreux sont récoltées. En 2015, grâce à une météo très douce pendant tout le printemps et l’été, les vendanges ont été précoces et se sont poursuivies tard en saison. Le botrytis s’est développé sans heurt, et une alternance régulière de pluie et de sécheresse a permis une bonne expression du domaine entier, de la chaleur des graves à la fraîcheur des argiles. Encore bébé, ce millésime ensoleillé a tous les atouts pour devenir un très grand vin.
La présentation du millésime d’Yquem est toujours accompagnée de petits plats confectionnés par un grand chef. Comme ce fut souvent le cas ces dernières années, l’exercice a été confié à Yannick Alléno, que l’on sent de plus en plus en confiance avec ce vin, au point d’oser des accords sortant franchement du répertoire classique. Le foie gras était présent, mais il se faisait aussi discret qu’original. Ce n’est pas tout : il y a eu de vraies belles surprises au cours de ce menu de dix-sept amuse-bouche présentés sur plateau ou sur buffet. Je n’en citerai que quelques-uns, faute d’avoir pu les photographier tous.
Ces coussinets d’huître au caviar osciètre méritaient bien leur nom : petits sandwichs briochés tendres, moelleux et saturés de beurre. Relativement classiques comparés aux autres préparations, mais d’une gourmandise légèrement décadente, ils rehaussaient la nature luxuriante du tout jeune Yquem 2015.
Parmi les grandes réussites de ce menu, j’en citerai deux : d’abord ce plat diabolique, ou plutôt magique. Tout d’abord il faut manger le contenu d’une cuillère d’argent, qui contient des petits dés de foie gras et de peau de canard grillée, avec une touche d’amertume (grué de cacao ou écorce d’orange confite, je ne sais plus). Immédiatement après, on vous verse une louche de soupe d’oursin dans une demi-coque de pamplemousse lentement séchée et torréfiée au four, et dont l’intérieur a été badigeonné de marmelade de pamplemousse.
Le côté festin chez Trimalcion de ce mets ne vous échappera pas, à moins qu’un tel raffinement ne vous évoque plutôt la Renaissance italienne. En tout cas, c’est sublime. La soupe d’oursin est servie très chaude pour « réveiller » la marmelade séchée à l’intérieur de la coque. Pour ce qui est de l’accord avec le vin : écorce d’agrumes + torréfaction + oursin = longueur en bouche = sapidité = umami. On touche là à une spécificité des grands sauternes rarement évoquée, leur pouvoir d’amplificateurs de goût. L’équilibre avec Yquem 2015 ne fait pas de doute, mais le vin me paraît un tout petit peu jeunot pour affronter ce feu d’artifice de saveurs fortes. Donnez-lui quelques années et il attaquera l’oursin avec la fureur d’un guerrier.
Aux extrêmes antipodes de cette préparation byzantine, mon troisième plat préféré de cette série brille par son extrême simplicité, voire sa nudité. Une telle économie de moyens est toujours un coup d’audace de la part d’un grand chef. C’est aussi, à mon avis, le meilleur accord avec l’enfant blond célébré ce soir. De grosses tiges de rhubarbe sont cuites avec un peu de miel dans une croûte de sucre. Elles en ressortent entières, légèrement adoucies par le miel mais ayant gardé toute leur fraîcheur acidulée. Un régal non seulement pour les amateurs de rhubarbe mais aussi pour ceux qui connaissent peu ce végétal : What is this? demande une Américaine. Quand je lui réponds tuna, elle ouvre de grands yeux. Non, j’ai honte, je dois la rassurer : It’s rhubarb! — WHAT? RHUBARB? Ça ne diminue pas son étonnement, bien au contraire. Il faut dire que le plat a quelque chose de martien.
Cette rhubarbe doucement confite, bel équilibre d’acidité et de sucre, révélant même une note de salinité, est une très grande recette. Bravo au chef pour avoir pensé à la rhubarbe avec cet Yquem naissant, et merci à Pierre Lurton, Valérie Lailheugue et à toute la famille du château d’Yquem.
À la petite cuillère
Textes et photos : Sophie Brissaud